LES DIFFÉRENTES ÉTAPES
L'histoire de ma vie ne présente aucun caractère d'exemplarité particulière, sinon
qu'elle est représentative d'une grande mutation d'identité qui s'est produite au sein du peuple juif.
Mon père a été le dernier Grand Rabbin des Juifs d'Algérie. C'est là la fin de toute
une communauté. Apparemment, cette fin s'explique par la décolonisation de l'Algérie et le départ des Français auxquels se sont adjoints l'immense majorité des Juifs vivant en Algérie,
citoyens français depuis le siècle dernier. Mais ce n'est qu'une apparence. En effet, il s'agit de l'un des bouleversements démographiques et historiques qui ont affecté la
judaïcité contemporaine. Il s'inscrit dans le cadre des événements qui s'annonçaient déjà depuis la deuxième guerre mondiale et qui prendront toute leur signification avec l'apparition de
l'État d'Israël.
Je suis né Juif algérien – citoyen français par ailleurs – et pendant toute la
première partie de ma vie, qui s'est déroulée en Algérie jusqu'à la seconde guerre mondiale, je me suis donc connu, sans prêter trop de signification à ces définitions – comme un Français
d'Algérie, de religion juive.
La deuxième partie de ma vie – après la guerre – s'est déroulée en France où j'ai
découvert l'immense complexité sociologique du peuple juif et de son histoire, en rencontrant – moi qui suis d'origine séfarade – le judaïsme achkénaze.
La troisième partie de ma vie se passe en Israël, en tant qu'Israélien. C'est donc,
dans un style particulier, un exemple de la mutation d'identité qui transforme, de notre temps, le peuple juif en nation hébraïque ou plus exactement, qui transforme un Juif en
Israélien.
Une grande partie de mon existence, j'ai été Juif de la diaspora et j'ai encore en
mémoire la prise de conscience de l'identité juive de diaspora, identité qui continue à exister parallèlement ou autour de la société israélienne. Je sais par expérience qu'un Juif de
diaspora comprend difficilement la réaction de conscience de l'Israélien concernant le fait que les quatre cinquièmes du peuple juif ne semblent pas touchés par cette mutation d'identité.
Il est indéniable qu'il existe une solidarité – non pas de destin, terme étranger à la tradition juive – mais de destinée historique, commune à l'ensemble du peuple juif. Et c'est
pourquoi, il m'a semblé nécessaire d'exprimer, en français, pour le public français, cette réaction de conscience de l'Israélien contemporain.
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FRANÇAIS D'ALGÉRIE DE RELIGION JUIVE
Je suis né dans une famille de rabbins et mon grand-père était un rabbin
algérien. Je me suis toujours senti à l'aise dans le monde d'identité juive dans lequel il vivait et où j'ai vécu, enfant. Ce monde, qui représente l'une des modalités d'existence juive
dans la diaspora depuis 2 000 ans, était très complexe. Le Juif, durant ces 2 000 ans, a toujours été l'homme d'une identité mixte, d'origine hébraïque, mais très étroitement greffé en
symbiose sur le paysage culturel du pays où ses voyages l'avaient mené.
En Algérie, il y avait cependant une nuance particulière du fait que différentes
cultures s'étaient mêlées sur cette terre. On pourrait formuler ainsi ce type très particulier de culture juive : nous priions en hébreu et, à travers l'hébreu des prières, nous étions
rattachés à tout le passé hébraïque, biblique ; notre affectivité se partageait entre la mélodie arabe et le folklore espagnol et notre langue de culture était le français. C'était là un
ensemble culturel très précis, peut-être pas suffisamment étudié, un type de culture marginale qui aurait pu, si l'Histoire lui en avait donné la possibilité, fonder une civilisation pour
elle-même.
Aujourd'hui, je connais le monde juif de mon petit-fils, qui est un monde hébreu
cohérent, et j'y suis à l'aise autant que j'ai pu l'être dans celui de mon grand-père, bien que d'une tout autre manière. Cependant, il est bien évident qu'il faut noter une asymétrie
fondamentale : mon petit-fils ne connaîtra jamais le monde révolu de mon grand-père. La communauté juive algérienne s'est transplantée ailleurs et, de toute évidence, l'authenticité de sa
dimension culturelle était attachée à un paysage historique et culturel qui ne se reconstituera plus. On peut le regretter, pas seulement pour la culture juive telle que je l'ai connue en
Algérie, mais également pour les cultures de toutes les juiveries qui se sont constituées partout, à travers les siècles, pendant les 2 000 ans de la diaspora.
Mon grand-père rêvait au monde de mon petit-fils, mais il y rêvait de manière
traditionnelle, classique, orthodoxe, à la manière dont un rabbin de la diaspora cohérent avec sa tradition et ses croyances rêvait à la restauration de l'identité
hébraïque.
Toute la vie liturgique du calendrier – les commémorations, les prières –
était tournée vers l'espérance du retour à Sion. Le seul fait que la référence aux réalités profondes de l'hébraïsme subsistait était essentiel.
La famille de ma mère descend de la lignée des Juifs d'Espagne. Celle de mon père,
installée en Algérie depuis plusieurs siècles, descend de Juifs polonais. Or, mon père est devenu l'élève de mon grand-père et plus tard son gendre, et c'est ainsi que, très jeune,
j'ai connu deux équations culturelles : les Juifs d'Algérie qui vivaient à la manière proprement algérienne et judéo-arabe – et les Juifs de style européen. Je n'ai pas connu mon
grand-père paternel, mais j'ai connu mon grand-père maternel qui était encore habillé « à la turque », c'est-à-dire comme l'étaient les Juifs turcs – les Arabes d'Algérie interdisant aux
Juifs, avant l'arrivée des Français, de porter un habit de style arabe. Je dois dire que, du point de vue de l'esthétique, nous gagnions au change.
J'ai été l'élève de mon père et de mon grand-père et aussi l'élève des élèves de
mon père au Talmud Thora et à la Yéchiva Etz ‘Hayim. Le Talmud Thora, c'était uniquement l'école religieuse et, faute d'établissement scolaire juif, nous allions à l'école française. J'ai
ainsi acquis la culture française par la voie la plus classique, au lycée, puis plus tard, à l'université. C'était à Oran, puis à Alger et en fin de compte à Paris.
Un des souvenirs les plus vivaces qui accompagne ma mémoire est le caractère
mythique de toute forme de judaïsme autre qu'algérien.
En Algérie, au temps de ma jeunesse, il y avait entre 120 000 et 130 000 Juifs.
Pour nous, c'était le peuple juif. On avait entendu dire qu'il existait, dans d'autres pays et sur d'autres continents, des Juifs en très grand nombre, mais ils nous apparaissaient un peu
mythiques : ils n'étaient pas de l'équation très particulière que nous avions reçue, algérienne de culture française.
Pour nous, enfants, l'idée qu'un Juif puisse être de culture allemande ou autre
nous apparaissait irréelle. Et c'est le choc des événements de la Guerre mondiale qui nous a fait découvrir le caractère historique du peuple juif, comme tel. J'ai compris qu'une autre
dimension de la condition juive dans la Diaspora était une condition humaine de résistance qui ne pouvait subsister sans héroïsme, ce qui amenait bon nombre d'entre nous
à ne concevoir leur identité juive que sous une forme militante.
Dans mon cas particulier, cette conception a été favorisée par le fait que j'ai
très rapidement fait partie des E.I.F. – les Éclaireurs israélites de France – au moment historique où ce mouvement est entré dans la Résistance contre les Allemands.
Nous vivions en minorité ethnico-religieuse, dans des quartiers particuliers. On ne
trouvait pas en Algérie de quartiers séparés comme c'était le cas au Maroc, en Tunisie ou dans d'autres pays, mais on savait très bien si telle maison, telle rue faisaient partie du
quartier juif ou non.
À Oran, la ville où j'ai vécu, la majorité des Juifs habitaient dans un quartier
particulier, mais toute une frange de la population juive résidait dans les quartiers européens – nous les considérions déjà comme des Juifs assimilés, sans très bien connaître encore la
signification du mot. Assimilés parce que très imprégnés de culture française – mais aussi par le fait que c'étaient des familles qui pratiquaient de moins en moins la vie juive. Nous ne
comprenions pas toujours que cet abandon des pratiques religieuses signifiait le plus souvent l'abandon de l'identité juive, tant ces deux choses étaient mêlées.
Il faut insister sur le fait que notre appartenance à la nation française ne
faisait pas l'ombre d'un doute. Probablement parce que c'était la première fois depuis des siècles que des Juifs de ces régions avaient reçu une citoyenneté. Et l'accès à l'égalité des
droits nous inspirait une reconnaissance envers la nation qui nous avait acceptés, au point de nous considérer nous-mêmes pour ce que nous n'étions pas – des membres de la
nation.
Je m'en suis aperçu à l'armée. Pour nous, il était évident qu'il y avait des
Français de différentes catégories religieuses. Nous ne voulions pas réfléchir au fait que notre spécificité religieuse était en réalité une spécificité nationale. Il s'agissait de la
religion d'une nation particulière, bien définie, qui ne pouvait être acquise par un membre d'une autre nation que s'il changeait d'abord de nation. N'importe quel homme peut devenir
Juif, mais, par là-même, il entre dans la nation juive.
Et l'antisémitisme des Pieds-Noirs – ces Français d'Europe – ne faisait que
renforcer ce sentiment d'identité nationale. En fait, nous avions très peu de rapports avec la population chrétienne, sinon à l'école et quelques relations personnelles. L'antisémitisme
des Arabes ne portait pas sur une dimension politique. Il était d'emblée l'antisémitisme religieux de l'Islam.
De par sa richesse et sa complexité, la vie juive étaient très vulnérable et, par
conséquent, impossible à transmettre hors de conditions très particulières. On sentait déjà une asymétrie dans le poids spécifique de la culture française par rapport à cette culture
judéo-arabe.
LA FAILLE DANS NOTRE RELATION À L'IDENTITÉ FRANÇAISE
La guerre est arrivée en 1939 et, né en 1922, je n'étais pas encore en âge
d'être mobilisé. Et puis, la guerre a été perdue. Nous avons vécu des mois et des années très pénibles en découvrant la Shoah et ce qu'avait été le vécu du judaïsme européen. En 1942, a eu
lieu le débarquement des Alliés et là se situe, de façon très profonde, l'une des premières prises de conscience de bien des Juifs algériens : il y avait une faille dans notre relation à
l'identité française.
Les lois du régime de Vichy étant appliquées en Algérie, nous n'étions plus
considérés comme des citoyens français à part entière. On nous avait d'ailleurs donné des cartes d'identité française portant la mention « Juif indigène algérien ». Pour la plupart
d'entre nous, c'était un mauvais moment à passer ; la France n'était plus elle-même mais ce n'était pas la France réelle qui nous avait retiré notre citoyenneté.
C'était le régime de Vichy sous la pression des Allemands et nous attendions de
retrouver notre nationalité française avec la victoire des Alliés. C'est là que se produisit, pour les Juifs algériens, un événement que les hommes de ma génération ont vécu de façon
intense et qui a été – je m'en aperçois a posteriori – l'une des raisons de ma décision de devenir Israélien. En effet, après le débarquement des Alliés, les lois d'exception contre les
Juifs ont continué à être en vigueur alors que le territoire de l'Algérie faisait partie du monde libéré. Nous avons vécu là quelques mois d'incompréhension totale : bien que la victoire
soit arrivée en Algérie, les Juifs, bien que citoyens français, restaient soumis aux lois d'exception. Je ne sais pas s'il n'y avait pas là un clin d'œil de la Providence pour nous
montrer que nous n'étions pas Français mais Juifs indigènes.
Cette situation juridique provenait du fait que les Alliés s'étaient appuyés en
Algérie sur les cadres du régime de Vichy, et il fallut attendre que de Gaulle vienne en Algérie pour que la citoyenneté française soit rendue aux Juifs.
Nous avons donc été mobilisés en tant qu'étrangers et, en particulier, dans la
Légion étrangère. L'immense majorité des Juifs rassemblés dans le camp de la Légion pensait qu'il s'agissait d'une péripétie de l'Histoire et que le temps viendrait où l'on nous rendrait
la citoyenneté française. J'ai été au camp de Bedeau de 1943 à 1944, puis j'ai fait la guerre dans la Coloniale, un corps de métier de l'infanterie française. Ce que j'ai vécu au cours de
cette période a certainement travaillé souterrainement et, au moment où j'ai rencontré la réalité israélienne, cela s'est dénoué tout naturellement. Au fond, si j'avais dû vivre en
diaspora, je me serais davantage considéré comme un Juif algérien de culture française que comme un Juif français de culture algérienne. L'Algérie est devenue par la suite un pays arabe
et je ne pouvais pas me considérer comme un Arabe.
Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à comprendre la manière dont les Juifs
nord-africains en France se considèrent comme Français. Indépendamment du caractère anti-Juif ou anti-israélien des pays arabes, il ne leur vient pas à l'idée de se considérer comme des
Arabes mais comme des Français. Cette attitude relève du racisme. Elle s'explique par le fait que les Juifs considèrent que l'indice culturel français est supérieur à l'indice culturel
arabe. Ce qui est objectivement un non-sens parce que ces cultures ne se mesurent pas aux mêmes critères. Mais il y a une évidence pour un Juif qui a vécu en pays d'islam : la différence
entre le Juif et l'Arabe n'est pas seulement d'ordre religieux, elle est aussi d'ordre national. Cette double différence n'existe pas par rapport à l'Européen. C'est l'un des éléments qui
explique la perpétuation de la diaspora en milieu européen.
A posteriori, ce fut pour moi une expérience très enrichissante de connaître ce
milieu de la Légion étrangère, mais nous n'étions pas organisés en tant que Juifs pour pouvoir développer en nous la conscience nationale. Nous nous considérions comme une espèce de
minorité de type diasporique. La vie religieuse dans le camp était très intense et c'est là peut-être que j'ai commencé à comprendre la condition d'exil, dont je me suis complètement
débarrassé en devenant Israélien.
J'ai senti que je n'étais pas chez moi et que, par conséquent, je n'avais aucun
droit à réclamer. Je ne pouvais qu'essayer, par une stratégie de soumission, d'obtenir des faveurs.
C'est ainsi que la définition de la condition d'exil m'est apparue à ce moment-là.
Je suis parti avec l'Armée d'Afrique et j'ai été blessé à Strasbourg quelques semaines avant la victoire. En route pour une permission de convalescence, je me trouvais permissionnaire à
Marseille où j'ai vécu la grande fête de l'Armistice sur la Canebière. Le contingent de permissionnaires dont je faisais partie a été ramené en Algérie dans un bateau de guerre qui a été
dérouté sur le département de Constantine parce qu'au même moment éclataient les premières révoltes nationales arabes. J'ai vécu la Shoah comme si elle m'avait atteint personnellement,
bien que ma communauté n'ait pas été directement menacée, contrairement à la communauté juive de Tunisie, pays où les Allemands avaient débarqué.
En Algérie déjà, je m'étais senti personnellement concerné par le fait que le
régime de Vichy avait préparé l'extermination des Juifs. On a découvert, à l'arrivée des Alliés, que des listes d'otages avaient été préparées. En tant que fils du Grand-Rabbin de la
ville, je figurais d'ailleurs sur la première liste.
Dans un premier temps, nous pensions qu'il s'agissait de persécutions portées à
leur paroxysme. Ce n'est que dans la découverte concrète, après la guerre, quand nous avons rencontré les rescapés sortis des camps, que nous avons compris qu'il y avait là une tentative
d'anéantissement du peuple juif en tant que nation.
Je suis personnellement lié à la Shoah, puisque lors de la première promotion de
l'École d'Orsay, j'ai rencontré celle qui est devenue ma femme et qui est orpheline d'une famille disparue à Auschwitz.
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RECONSTRUCTION DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE DE FRANCE
LES ÉCLAIREURS ISRAÉLITES DE FRANCE
Immédiatement après la guerre, je suis revenu en France et commença alors une
deuxième étape de ma vie.
Encore à l'Armée, sur le front d'Alsace, j'avais reçu, comme tous les chefs des
Éclaireurs israélites, une circulaire de Robert Gamzon (dont le « totem » scout était Castor), fondateur du mouvement, parlant de ses projets d'avenir pour la
reconstitution de la communauté juive en France après la victoire.
En France même, l'immense majorité des dirigeants communautaires avaient été
massacrés par les nazis et Robert Gamzon, reprenant un projet conçu, dans ses grandes lignes, par Gilbert Bloch, ancien polytechnicien tué par les Allemands en 1944 lors d'une action de
Résistance, prévoyait la création d'une école de cadres pour reconstituer la structure de la communauté.
Castor nous demandait de consacrer un an de notre vie, avant de commencer nos
études, à nous regrouper pour étudier ensemble les sources du judaïsme et comprendre ce qui nous était arrivé. Il souhaitait également que nous devenions les cadres militants de la
reconstitution de la communauté en France.
Je me souviens encore de cette soirée où je reçus sa lettre alors que j'étais
encore sous la tente pendant le terrible hiver 1944 en Alsace, quelque temps avant le passage du Rhin. J'ai immédiatement répondu que j'étais prêt à rejoindre ce groupe, ce que j'ai fait
d'ailleurs après la guérison de mes blessures.
À cette époque, nous découvrions le fait sioniste et tout ce qui se préparait, mais
l'objectif était surtout d'établir un lien avec la réalité d'Erets Israël et de reconstituer la communauté juive francophone.
Le mouvement sioniste politique ne « prenait » pas vraiment en Algérie parce
que
les Juifs algériens se considéraient comme des Juifs français. Ils étaient donc à peu près dans la même situation que les Juifs de France.
ORSAY
Immédiatement après la guerre, j'ai donc retrouvé le mouvement des Éclaireurs
regroupé à l'École
d'Orsay. C'est là que j'ai connu l'un des maîtres qui ont le plus marqué ma formation : Jacob
Gordin. Juif russe, il avait d'abord fui la Russie pour se rendre en Allemagne avant de s'installer en France en 1933. L'une des raisons qui m'ont poussé à rejoindre le groupe de
Castor, c'était justement que je souhaitais devenir l'élève de Jacob Gordin qui représentait pour moi le type même d'une synthèse culturelle de très haut niveau entre la culture juive
traditionnelle et la culture européenne. Jacob Gordin était un grand talmudiste, qabbaliste, philosophe qui nous avait fait découvrir la possibilité d'une relation entre la pensée générale
et la tradition juive, formulée selon les critères de la tradition juive. Je n'ai connu Jacob Gordin que quelques mois. C'était en 1946-47. Il était à l'époque très malade et il est mort
peu après, en août 1947. À la demande de Jacob Gordin avant sa disparition, je suis resté à l'École d'Orsay pour enseigner le judaïsme et c'est ainsi que j'ai vécu en France pendant 20 ans.
J'ai donc fait partie de toute l'équipe qui s'est attelée à la reconstitution du réseau éducatif juif après la guerre. Cette période a été extrêmement dense : j'ai découvert les autres
branches du peuple juif ainsi que l'entité politique du peuple juif hors des catégories religieuses et confessionnelles.
L'École d'Orsay avait été fondée immédiatement après la guerre avec l'objectif de
reconstituer les cadres de la communauté. Et c'est là que nous avons redécouvert l'importance et la dimension de la tradition juive dans la culture universelle. Nous vivions en internat.
C'était une sorte d'oasis de la vie juive, de haut niveau intellectuel, dans une communauté qui, à l'époque, était vraiment détruite. C'est dans ce milieu qu'apparurent les premiers
universitaires et enseignants juifs pratiquants. Ensuite, ils ont essaimé dans toutes les directions.
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L'IDENTITÉ NATIONALE
J'ai connu des rescapés de juiveries très différentes : de Pologne, de Russie,
de Hongrie, qui, pour moi, représentaient le peuple juif de façon bien plus massive et nouvelle et qu'il fallait organiser. Après la faille dans notre relation à l'identité française, ce
fut le deuxième élément qui m'a mené à l'identité israélienne. Il y avait là une dimension d'identité beaucoup plus solide, plus concrète, plus cohérente que cette espèce d'épiphénomène
confessionnel greffé sur une identité nationale – quelque prestigieuse qu'elle fût. Épiphénomène certes, représentant une insertion dans l'identité juive, mais exprimée de façon travestie,
traduite, dévitalisée et vouée à se perdre rapidement. Je découvrais le peuple juif en tant qu'entité politique alors qu'en Algérie, nous étions des Français de religion
juive.
La réalité israélienne, c'était la sortie de la clandestinité et la recherche de
l'identité politique juive. C'est là que j'ai commencé à comprendre que ce qui unit tous les Juifs du monde, ce n'est pas l'appartenance religieuse d'abord mais l'appartenance
nationale.
L'appartenance religieuse est nettement identifiée, mais à une échelle collective.
L'enseignement de Monsieur Gordin m'a révélé ce que je savais de façon innée – des évidences qui n'avaient pas à être élucidées : La dimension religieuse juive est d'abord collective et
non individuelle et c'est là que j'ai compris que la religion juive est la tradition d'un peuple et pas du tout une confession où l'on met en commun des croyances perçues
individuellement. Autrement dit, le mot « communauté », que nous employons en français pour traduire notre mot qéhila, est faux. Nous étions une identité nationale qui avait sa
propre religion et non pas une communauté religieuse comme par exemple les paroisses protestantes d'après la Révolution. Ma préoccupation à cette période était de m'atteler à constituer
une équipe d'intellectuels juifs qui pourraient travailler à formuler ce que Monsieur Gordin m'avait fait connaître, à savoir la possibilité d'un discours explicitant la tradition juive
au niveau universitaire, en style occidental, ce qui n'existait pratiquement pas jusqu'alors. Je ne me sentais pas du tout la vocation de rabbin de communauté. Il me semblait artificiel
d'être fonctionnaire du culte, quoique, de façon atavique, l'identité rabbinique était présente en moi. Je voulais faire des études philosophiques pour pouvoir exprimer la tradition juive
en connaissant le vocabulaire et les termes de l'Occident. Je ne me suis jamais considéré comme un universitaire, mais comme un rabbin enseignant la tradition juive pour universitaires
et, pour cela, il fallait connaître la philosophie générale. Mais j'ai dû arrêter très rapidement mes études de philosophie parce que, à la demande de Jacob Gordin, dès la deuxième année
de l'École d'Orsay, je me suis consacré à l'enseignement du judaïsme.
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NOUS REDEVENONS LES HÉBREUX
En 1954-55, j'avais commencé à organiser des voyages en Israël pour les élèves
de l'École d'Orsay, puis pour les cercles universitaires et c'est ainsi que je me suis rendu pour la première fois en Israël.
Le choc a été énorme : premièrement, je suis chez moi ; deuxièmement, le judaïsme a
ressuscité. Nous redevenons les Hébreux.
En découvrant la réalité israélienne, j'ai découvert une tout autre dimension de ce
qu'était notre propre travail. Cela n'avait aucun sens de penser ce qu'était la résurrection de l'identité juive en une autre langue que l'hébreu. Il y avait quelque chose qui ne pouvait
être retrouvé que dans une mentalité proprement hébraïque. On pouvait travailler en d'autres langues pour les Juifs de la diaspora, mais en Israël, c'était l'hébreu.
Nous parlions hébreu, mais c'était l'hébreu de l'Antiquité. Et alors, nous avons
découvert l'insertion dans la réalité contemporaine de ce qui était pour nous une tradition millénaire. Cette tradition, tout au long de l'exil, avait fini par être formulée sur un mode
messianique sublimé. Subitement, nous découvrions qu'en Israël un travail s'effectuait dans la réalité historique. Il a fallu un certain temps pour que la prise de conscience de cette
évolution devienne définitive et irréversible.
Vers la fin des années 50, j'avais l'intention de transmettre à d'autres personnes
la mission de poursuivre ce que j'avais commencé et de rejoindre Israël, mais j'en ai été empêché par les événements d'Algérie : mon père m'a demandé mon aide pour le rapatriement de sa
communauté en France.
Il s'est avéré que la majorité de la communauté des Juifs algériens a suivi le sort
des Pieds-Noirs et est arrivée en France. Le besoin de cadres s'est alors fait plus aigu. Rien n'était planifié : les Juifs se sont répartis dans toute la France selon le contingentement
que la France elle-même donnait. Je me suis surtout occupé du réseau éducatif. Mon père n'étant pas en très bonne santé à l'époque, j'ai donc dû attendre quelques années de plus pour
faire mon aliyah.
Le deuxième choc déterminant a été la Guerre des Six jours. C'est à ce moment-là
que j'ai décidé de m'arracher à la diaspora et d'aller en Israël. Le monde juif tout entier avait suivi la guerre des Six jours dans une atmosphère d'inquiétude en sentant très réellement
qu'Israël était en danger de disparition.
Il y avait aussi le fait que mes enfants grandissaient et je me suis rendu compte
que leur intégration dans la réalité israélienne leur serait de plus en plus difficile avec le temps.
J'avais envoyé mes enfants à l'école juive – c'était pour eux une évidence qu'ils
faisaient partie d'Israël. Ils étaient ainsi insérés dans l'histoire juive contemporaine, et je n'ai pas voulu leur imposer cette schizophrénie d'identité que nous avions connue. Arrivé
en Israël, je me suis aperçu que j'avais encore un devoir vis-à-vis de la communauté francophone, simplement parce que j'en avais les capacités, et c'est pourquoi je retourne de temps en
temps en France.
Nous avions conscience, nous qui étions d'une famille privilégiée de rabbins,
d'être un cas particulier. À la génération de mes parents, on parlait autant judéo-arabe que français, parfois l'espagnol d'ailleurs, parfois le judéo-espagnol – et lorsque les rabbins se
rencontraient chez mes parents, ils parlaient hébreu, mais c'était l'hébreu classique du Moyen-Âge espagnol.
Chez nous, l'atmosphère était très hébraïque, mais nous savions que nous étions un
cas très exceptionnel et que d'autres Juifs développaient leur réflexion sur la religion dans un contexte de culture occidentale.
De façon très lucide, nous avions le privilège de nous rattacher à une tradition
qui n'était pas forcément connue dans d'autres sociétés humaines. Cette tradition nous enseignait de croire ce qui était resté longtemps un peu mystérieux : tout Juif, même athée, fait
partie de l'Alliance. Nous avons compris cela par la suite en voyant la dimension proprement providentielle de l'Histoire juive (qui concerne tous les Juifs même athées). La religion
juive, c'est la fidélité à la Révélation prophétique. Nous avons toujours compris cela de haut en bas : c'était Dieu qui avait interpellé, alors que dans la révélation païenne, c'était
des hommes qui recherchaient leur dieu. J'ai vite compris qu'il y avait un cas particulier pour les chrétiens et les musulmans, en ce sens qu'ils avaient accepté le Dieu d'Israël, mais
avaient refusé les Juifs.
Nous considérions les musulmans comme d'authentiques monothéistes, puisqu'ils
n'avaient pas d'image dans leur culte ; nous savions qu'ils faisaient partie d'une autre lignée d'Abraham – alors que nous considérions les chrétiens comme des païens qui ne s'étaient pas
encore complètement défaits de leur paganisme.
La découverte du monde musulman est la découverte de quelque chose de cohérent et
d'authentique en soi, de naturel. Alors que la découverte du monde chrétien, pour nous, judéo-algériens de tradition, était la découverte de quelque chose d'exotique, de bizarre et
d'étrange : des Européens parlant de la Bible et ayant des pratiques qui nous apparaissaient comme païennes. Je n'ai jamais été interpellé par le monde chrétien, car je suis, malgré tout,
de culture judéo-islamique.
Je considère la religion musulmane comme étant naturelle : nous sommes en tension
avec elle tout en relevant de la même catégorie, tandis que la religiosité chrétienne m'est toujours apparue comme quelque chose d'exotique – et pour une identité juive – absolument
artificielle.
Les Achkénazes sont principalement les descendants des exilés du premier Temple qui
ne sont pas revenus en Erets Israël à l'époque du deuxième Temple. Par conséquent, leur tradition est essentiellement celle d'une nation juive d'avant le retour d'exil.
Les Séfarades, eux, étaient revenus du premier exil de Babylone et sont les exilés
du deuxième Temple. Dès que nous avons entendu parler du drapeau bleu et blanc, de la Hatikva, de l'équipe de football juive, tout cela s'est intégré naturellement dans notre
communauté.
J'ai connu en premier lieu mon identité juive comme une identité religieuse. Il n'y
a qu'un seul Dieu : Celui qui s'est révélé à Israël.
Nous savions que les chrétiens et les musulmans se réclamaient du Dieu d'Israël.
L'identité juive authentique était l'identité biblique, connaissant le monde en tant que création du Créateur qui s'était révélé en tant que Dieu d'Israël.
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En Israël, il s'agit d'une révélation de Dieu aux hommes et la vocation juive,
c'est cette fidélité à la Révélation.
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Chez les Goyim, il s'agit d'une dimension culturelle, spirituelle, cherchant
l'explication du monde, rencontrant l'idée de Dieu et se faisant une religion de telle ou telle conception. Depuis notre enfance, nous étions habitués à la considérer comme
païenne.
Chez les Séfarades, les relations avec les autres croyants sont très détendues,
très paisibles. Parce que l'autre croyant ne nous a jamais disputé notre vocation de vrai Israël.
Il nous a mis en infériorité politique, mais c'est un autre problème.
C'est tout à fait différent chez les Achkénazes qui peuvent se demander quel est le
vrai Israël. L'idée que le christianisme soit le vrai Israël est une véritable angoisse pour un Juif achkénaze alors que c'est un non-sens pour un Juif séfarade des pays d'Islam. Il
devenait clair qu'il serait aberrant de ne pas se lier à cette destinée commune du peuple juif, l'espérance qui devenait réalité, et je devais y faire participer les
miens. Quant à savoir pourquoi c'est moi qui ai vécu cela plutôt que d'autres Juifs algériens qui ont eu à peu près la même équation existentielle – est-ce de l'ordre de la grâce ? ou de
l'ordre du mérite des ancêtres ? Est-ce la chance d'avoir rencontré des maîtres qui m'ont mis sur la bonne voie ? Y a-t-il une vocation personnelle qui me restera toujours mystérieuse ?
Par définition, un Juif traditionnel se connaît comme faisant partie d'un reste perpétuel.
J'ai vécu cette transformation comme une histoire personnelle, mais aussi comme un
fait exemplaire qui se produisait à l'échelle collective.
* D'après un témoignage recueilli auprès du Rav Askénazi (Manitou) à la fin des
années 1970.
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